FOCUS EXPERT

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Dans chaque numéro, nous proposons à quelqu’un qui baigne au quotidien dans le monde des startups ou qui est au contact de l’innovation, de nous donner sa vision du monde, ses focus du moment ou de nous parler de ses actions au cœur de cet univers.

Aujourd’hui : Sylvia Gallusser.

Comment vas-tu changer le monde, Sylvia, et pourquoi ?

Mon job de futuriste ne consiste pas à prédire le futur, mais bien à le créer. Il est dans la mission implicite des futuristes de contribuer à réaliser les meilleurs scénarios que nous imaginons et à endiguer ceux qui mettent en péril nos sociétés, notre humanité et notre planète.

Les futuristes s’appuient sur une matière première, les signaux du futur ou signaux faibles (weak signals) qui sont détectables dans notre environnement actuel. Selon la maxime de William Gibson “le futur est déjà parmi nous, il est simplement distribué de façon inégale”. Ces signaux peuvent prendre la forme d’innovations, de changements politiques, de nouveaux comportements, de phénomènes de sociétés, d’un engouement pour une nouvelle application, un produit, une chanson, une personnalité, une série télé…!

Dans notre pratique quotidienne de futuriste, nous scannons notre environnement social, technologique, économique, environnemental, politique, légal et éthique (STEEPLE) et analysons ces signaux pour identifier les facteurs de changement sous-jacents (la “force du futur”).

En extrapolant ces signaux faibles, et en nous appuyant sur la boîte à outils du futuriste (futures wheel, map to the future, four alternate futures…), nous bâtissons des scénarios. Nous nous efforçons d’éviter la dichotomie “effondrement” (collapse) versus “utopie” pour envisager plusieurs futurs possibles. Par exemple, quatre scénarios alternatifs fréquemment considérés consistent en Croissance, Contrainte, Déclin et Transformation.

Nous rendons ces scénarios les plus expressifs possibles pour donner à voir et à ressentir des futurs possibles à nos interlocuteurs (chefs d’entreprise, cellules d’innovation, éducateurs, politiques, investisseurs, etc.). Plutôt que de longues démonstrations, nous privilégions la fiction, l’art et le design pour provoquer des émotions, faire réagir face à ces futurs possibles et inciter à prendre action.

La dimension éthique est fondamentale dans le métier de futuriste car nous avons la capacité d’inciter à prendre des décisions qui vont peser sur la construction de notre avenir collectif. Nos recommandations et nos actions se doivent donc de favoriser la construction de futurs divers, équitables, humains et durables.

Un certain nombre de sujets me tiennent à cœur dans l’élaboration de ces futurs éthiques.

  • Santé Mentale (Mental Health). Ces deux dernières années, j’ai abordé l’avenir de la santé mentale selon deux angles : la santé mentale au travail et la santé mentale à la maison. Avec une part importante du travail transférée au domicile, les deux convergent. Sur le sujet de la santé mentale au travail, je collabore avec des DRH et spécialistes des ressources humaines sur la sensibilisation et la prise d’action pour le bien-être des travailleurs, par le biais notamment de l’organisme Hacking HR. Sur le sujet de la santé mentale à la maison, j’ai coproduit avec des psychologues des fictions de sensibilisation visant à partager des ressources lors de situations toxiques à domiciles (isolement, violence conjugale, phobies liées à la pandémie, télétravail forcé).
  • Durabilité (Sustainability). Nous sommes entrés désormais dans une nouvelle ère géologique caractérisée par les changements apportés par l’homme, qu’on appelle “l’anthropocène”. Cette perspective a éveillé les esprits : les sujets de la durabilité de notre environnement planétaire et post-planétaire, ainsi que la pérennité de notre espèce et de celles qui nous entourent, se déclinent à tous les niveaux. Pour ma part, j’agis principalement au niveau de la durabilité de notre environnement maritime. Je suis mentor auprès de la Sustainable Ocean Alliance et je soutiens dans ce cadre plusieurs startups de “ocean tech” à visée durable, dans leur positionnement produit, leur développement commercial, leur étude concurrentielle et plus largement leur stratégie de go-to-market.
  • Education (Futures Literacy). Je suis board member au sein d’un collectif de 2000 membres appelé Grey Swan Guild qui se donne pour mission d’apporter le futur, ici et maintenant (“We bring you the Future right now!”). Nous décortiquons l’actualité et réalisons des projections sur des sujets de société variés qui vont du futur de l’éducation ou de l’alimentation, au futur de la famille, du voyage, ou des conflits. Nous œuvrons également à apporter la discipline du Futures Thinking aux jeunes apprenants, car nous pensons qu’il est important de cultiver dès le plus jeune âge l’idée que le futur n’est pas source d’angoisse mais de créativité. Nous sommes en train de mettre en place une initiative pour que l’étude du futur (futures studies) fasse partie des curriculums scolaires.
  • Éthique et Diversité (Ethics and Diversity). En lien avec d’autres futuristes et philosophes, j’ai monté un think tank supporté par The Association of Professional Futurists dans l’optique de mettre en lumière notre responsabilité éthique en tant que futuristes. Nous abordons régulièrement les sujets de bioéthique, guerres du futur, astro-éthique (vie dans l’espace), éthique liée à l’intelligence artificielle et aux algorithmes. Je suis aussi passionnée par le sujet de l’Intelligence Artificielle Générale et la singularité, ainsi que par le transhumanisme et de façon générale le questionnement sur les limites de l’humain. Je travaille conjointement avec des chercheurs australiens sur le sujet des philosophies et des futurs indigènes. Il est primordial de sortir de la vision occidentale quand on considère le futur et l’éthique. La diversité est centrale à mes réflexions et j’essaie au mieux de l’inclure dans mes actions au jour le jour et d’inciter mes proches et collègues à intégrer plus de diversité de genres et de cultures dans leurs pratiques. C’est un travail de longue haleine !
  • Humanisme technologique (Silicon Humanism): Mon initiative principale est Silicon Humanism. Je l’ai montée il y a 5-6 ans avec l’optique de s’intéresser au paradoxe entre technologie et humanité. La technologie issue de de l’humain et visant à le servir, se trouve par ailleurs à la limite de le détruire. Ayant travaillé 15 ans en strategy consulting au service de sociétés technologiques, je reste une optimiste de la technologie. Ma position est que nous évoluons vers un monde où la technologie est en perfectionnement croissant et de plus en plus dominante, mais que nous n’en perdons pas notre humanité pour autant. J’ai pour vision prédominante un futur fortement technologique dans lequel les humains continueront à chercher à s’extraire dans des bulles sans technologies (tech-free bubbles) et sur des no-tech lands, inspirés par la nature et les interactions avec d’autres individus dans des environnements physiques (et non exclusivement virtuels). Cela se traduit par exemple par le fait que, selon moi, le métaverse n’a de sens que dans un monde où il reste une forte composante de réel pour inspirer la création de virtuel et donner du sens et du relief aux expériences virtuelles. Dans le domaine du bien-vieillir (well-aging) que j’étudie de près depuis plusieurs années, cela passe par une approche holistique du vieillissement qui dépasse le biohacking et le transhumanisme, et qui ré-incorpore toutes les autres composantes éminemment humaines comme l’exercice physique, la nutrition, la participation à la sphère productive, le lien social, l’esprit communautaire, le soutien intergénérationnel, le développement intellectuel, l’épanouissement artistique et spirituel, la communion avec la nature.

Je vous invite à me rejoindre dans ces efforts en 2022. Ces sujets ne sont pas seulement fondamentaux, ils sont passionnants, ils sont exaltants et ils sont fédérateurs !